LE MAGAZINE DE

Logo

Cliquez sur le logo pour retourner au site de Voile Abordable

Une vie de chien

Accueil Remonter

 

Une vie de chien
par Carole Laganière, février 2003

NDLR: reprise d'un texte paru dans le bulletin "papier" de mars 2000

Chère Prune,

La dernière fois qu'on s'est vus, il faisait beau, il faisait froid, on avait des arpents de neige à nous tout seuls. Je t'ai courue, tu m'as mordu, on a valsé. Libres et heureux. J'aurais peut-être dû te parler ce jour-là mais tu étais trop belle, je n'ai pas pu. J'ai donc gardé le silence sur ce qui se tramait à l'intérieur de la maison. Je ne t'ai pas expliqué ce que signifiaient ces grandes cartes déployées sur la table de cuisine qui font lâcher des oh! et des ah! à nos maîtres. Je le savais pourtant, c'était pas la première fois qu'on me faisait le coup. Mais j'ai voulu te protéger. J'espérais que tes maîtres n'attraperaient pas le virus qui ronge les miens depuis trop d'années. Qu'ils demeureraient, comme tant d'autres, des marins de salon.

Je t'écris de Luperon, en République Dominicaine. Le moteur nous a lâchés (hourra!) et l'équipage rame pour trouver un mécano. En attendant de planter mes crocs dans le derrière du premier qui se pointera, je t'écris ces quelques mots. Parce que, si j'ai bien compris, tes maîtres vont s'y mettre à leur tour. Pauvre Prune... Tu sais à peine marcher et déjà, on te demande de tenir en équilibre sur une boîte à sardines qui s'obstine à vouloir flotter.

Une chienne avertie en vaut deux, voici donc, chère Prune adorée, les fruits de ma longue expérience.

CONSEIL #1: LE PONT D'UN BATEAU, C'EST PAS FAIT POUR LES CHIENS.
À moins que tes maîtres ne t'équipent de docksides, ce qui serait étonnant vu l'absence de délicatesse des marins à l'égard de la gent canine, le pont est l'endroit idéal pour te péter la gueule. C'est toujours mouillé, ça glisse, et on n'a jamais vu un voilier naviguer normalement, c'est-à-dire à plat. Pourquoi ça se tient toujours de travers? Aucune idée. Ce que je peux te dire, par contre, c'est qu'on ne s'y habitue jamais. Oublie le pont, donc. Tu t'essaieras sans doute au début, on le fait tous. Il m'arrive moi-même d'oublier que cette partie du bateau est un champ de mines, par exemple lorsque mes maîtres aperçoivent des dauphins ou lorsqu'ils s'excitent sur la jolie tête de corail qui a décidé de prendre la quille pour époux. Ces escapades sur le pont sont dangereuses et je te prie d'être prudente, ma douce Prune: une chienne à la mer est si vite arrivée. Il existe bien des filets de protection, on en a d'ailleurs sur Dr Feelgood (c'est le nom de notre nouveau bateau) mais Richard tarde à les installer. Les manuels d'instruction des bidules électroniques, écrits en chinois, lui donnent pour l'instant de tels maux de tête que je n'insiste pas...

CONSEIL #2: ATTENDS-TOI À COLLECTIONNER LES BLEUS.
Ceci est la conséquence du conseil #1: puisque tu ne peux gambader sur le pont, il te reste donc le cockpit, cet espace minuscule où s'agglutinent généralement les bipèdes. Les places assises sont chères, spécialement quand 8 personnes ont pris d'assaut le voilier. Étant donnée la gîte perpétuelle de la chose, c'est de toute façon par terre que tu trouveras la première classe. Le bonheur? Pas tout à fait, non. Comme tout être normalement constitué, on est capables, nous, de rester tranquilles un certain temps, sans bouger, calmement. Pas les humains. Eux passent leur temps à aller et venir: du côté au vent au côté sous le vent, de la barre à roue aux places passagers, du winch bâbord au winch tribord, et, surtout, de la cabine au cockpit. Tu vois où je veux en venir, non? Précisément: on est toujours dans les jambes de quelqu'un... et chaque déplacement de population signifie pour nous une blessure potentielle à une patte ou à la queue ou à toute autre partie exposée du corps! Se protéger? Impossible. As-tu déjà vu une sardine survivre à l'attaque de ses voisines de boîte? Que faire alors lorsque ça t'arrive? Ne surtout pas mordre l'agresseur, ce serait mal vu (fouille-moi pourquoi...). Un sursaut et un jappement discret, c'est bien. Mais ne change pas de place, ça sert à rien: tu auras des ennemis partout. Je te suggère par contre un regard plaintif et insistant, ce regard de chien battu qui fait craquer nos maîtres et les humains en général. Avec un peu de chance, ton agresseur fera attention à toi durant au moins une heure...

CONSEIL #3: APPRENDS LA RETENUE, IL ARRIVE PARFOIS QUE LES BATEAUX OUBLIENT DE S'ARRÊTER.
Toucher terre, c'est la plus belle chose qui puisse arriver à un chien condamné à naviguer. Mes maîtres sont sympas et on s'arrête presque tous les jours. Je ne vois rien venir de mon siège en première classe mais les signes ne trompent pas: les ombres s'allongent sur le bateau, le moteur démarre, les voiles sont affalées, le stress reprend... Quand Nicolas va à la proue (pour surveiller les jolies et racoleuses têtes de corail), je sais alors que ça y est. Que je pourrai enfin arroser les palmiers et nourrir la terre avec du solide. Ces moments-là valent de l'or.

Mais il y a les autres moments. Les autres jours. Ceux qui se transforment en nuits alors que les voiles sont toujours gonflées. Les crépuscules sans moteur et sans stress. L'horreur. Parce que je sais. Je sais qu'on n'ancre jamais quand le soleil est couché. Je sais que je ne pourrai me soulager avant l'apparition d'un jour nouveau. Minimum. J'aurais pourtant dû m'en douter; quand mes maîtres sont chiches sur la moulée et qu'ils me font boire au compte-gouttes, ça signifie: pas d'arrêt pipi-caca en vue. Le cauchemar. Et pas question de se laisser aller sur le pont, même si nos maîtres s'épuisent en simagrées pour nous y autoriser; on sait vivre, nous, Monsieur! Vous nous avez appris à ne pas faire dans la maison, on le fera pas, point final!

Je ne veux pas te décourager, chère Prune, mais tu dois t'attendre à vivre des moments terribles. Je te souhaite surtout de ne jamais débarquer dans un pays où tout est fermé le dimanche, y compris la douane. Quand tu verras tes maîtres hisser un drapeau jaune et aller faire une sieste... alors que tu meurs d'envie de faire la vidange des dernières 36 heures, essaie de rester zen et concentres-toi sur ce qu'on fait de mieux, sur ce regard pathétique grâce auquel on est le meilleur ami de l'homme. Si tes maîtres ont la plus petite once d'humanité, ils devraient alors se décider à braver la justice et mettre pied à terre sur cette petite plage où pas l'ombre d'un flic ne se dessine...

Avec tout ce que je viens de te raconter, peut-être te demandes-tu ce que j'attends pour lever les pattes et m'enfuir à la prochaine escale? Parce que la vie de marin, malgré tout, m'apporte son lot de petits bonheurs. Comme...

1. J'ai mes maîtres chéris avec moi 24 heures sur 24. Euh... pas la nuit, c'est vrai. Mais il y a toujours quelqu'un qui me tolère à ses pieds même si ça l'oblige à une solide gymnastique pour sortir de la cabine!

2. En tant que seul de ma bande, j'ai droit à l'attention et aux caresses de tout le monde. Aussi, tous les navigateurs sans exception se pâment pour moi...

3. Je flanque la trouille aux poissons-volants qui atterrissent sur le bateau à toute heure du jour ou de la nuit.

4. Tu sais ce jeu génial qui consiste à rapporter un objet? Eh bien je peux le faire pendant des heures sans m'arrêter, je trouve toujours une bonne poire sur la plage pour me faire courir!

5. Je prends possession de nouveaux territoires tous les jours. Le pipi d'iguane n'a plus de secrets pour moi et les cactus ne me font pas peur. Je me méfie cependant encore des barracudas, je sais pas par quel bout les prendre...

L'être humain est un bien curieux animal à aimer se donner autant de misère, c'est sûr. Mais quand j'entends le rire de Richard, parce qu'on navigue enfin au travers après deux semaines de près serré; quand je sens la paix de Nicolas, à la barre, une nuit de pleine lune; quand je vois les passagers enivrés par le soleil couchant et la beauté du paradis... je sais que ma place est là, parmi eux.

En espérant que mes conseils te seront utiles et que tu nous reviendras avec tous tes morceaux, je te souhaite le plus beau des voyages, ma belle et douce amie. Et je prierai pour que tes maîtres soient encore plus pantouflards que les miens..! Ciao, ciao!

Gustave