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Eaux vives

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Eaux vives
par David Bellemare, février 2003

Septembre 1998

Ils montaient vers le Nord dans le noir de la nuit. Le vent hurlait sur le passage de cet étrange équipage, et la pluie redoublait d'ardeur. Les cheveux plaqués sur la tête, les yeux à moitié fermés sous les claques d'Éole, dégoulinant de partout, Alain scrutait la pénombre à la recherche d'un point de repère. Les nombreuses heures de guet écoulées depuis le début de son quart commençaient à se faire sentir de tout leur poids. Il était transi sous les épaisses couches de vêtements qu'il avait pourtant enfilés, et sa mâchoire avait parfois un tressautement singulier, une espèce de danse de Saint-Guy contrôlée seulement par un serrement volontaire des mâchoires. Il n'avait pas vraiment peur, c'est sûr. Il en avait vu d'autres. Tant d'années à barouder un peu partout sur la planète, à subir des tempêtes encore plus violentes que celle-ci, à défier les éléments déchaînés. Tant de fois il s'était retrouvé sans instrument aucun, à tracer son chemin à l'étoile, à surveiller sa route de la puissance de ses yeux bleus tranquilles, à éviter les écueils grâce à sa concentration presque sans borne. Ce soir -un peu de fatigue sans doute- il lui semblait que les conditions étaient pires qu'à l'ordinaire. Du fin fond de lui-même, une angoisse sourde talonnait son échine, et il se demandait bien ce qu'il faisait là. 

Pourquoi ? Pourquoi avoir suivi Catherine dans cette galère ? Pourquoi être ainsi partis, alors que l'alerte-météo avait été signalée à fréquences régulières ? Pourquoi avoir ignoré les conseils de tous ceux qui les avaient vus se préparer ? Attendre au lendemain, au pire deux jours, et le voyage eut été une partie de plaisir, un doux balancement au gré d'éléments plus cléments. Quelle mouche avait piqué cette femme d'ordinaire plutôt effacée, timide même. Un sourire seulement, et Alain savait qu'elle appréciait la sortie qu'il lui avait offerte comme ça, pour le plaisir de la regarder, de l'avoir près de lui. Elle ne parlait pas beaucoup mais se débrouillait bien avec les manoeuvres du bord. Et elle était si belle ! Une perle précieuse, une beauté nacrée. Des yeux pourtant farouches, mais si profonds, si lumineux. Un regard comme la marée...

Une vague plus forte venait de heurter le bateau en travers de la poupe, et il y avait eu comme un craquement sinistre. Les sens aux aguets, Alain avait attendu la suite, une réaction quelconque du voilier. Tout semblait normal. À peine avait-il senti la coque dévier légèrement de sa route. Le safran avait répondu immédiatement à la correction de la roue, et la boussole indiquait toujours 27 degrés Nord-Est. L'écume blanche tranchait sur la noirceur environnante, et le sillage du bateau dessinait des turbulences inquiètes en cisaillant la vague hachée du golfe. 

- Encore quelques heures et le jour sera levé, se dit-il à voix haute, comme pour se rassurer.

Catherine, il l'avait rencontrée au bord de l'eau, par un bel après-midi désoeuvré, sous un soleil de plomb. Assise sur un rocher, seule, elle avait semblé ne pas se soucier de la marée qui remontait, et de l'eau qui maintenant l'entourait de toutes parts. Lui, dans son kayak, pagayait par coups rapides et profitait de la force du courant pour surfer les vagues qui se formaient maintenant, manoeuvre grisante où tu parais embrasser la mer qui te berce. Il l'avait vue, il avait remarqué aussi que son caillou n'était plus qu'un point sombre sous les vagues, et qu'elle avait du chemin à faire pour nager jusqu'à la rive. Et le courant était fort, et l'eau était froide. Il était allé lui porter secours. Mais elle, calmement, s'était jetée à l'eau, et ses mouvements graciles l'avaient transportée au rivage, sans nul besoin d'embarcation. On aurait dit un oiseau dans un ciel d'azur, un saumon dans le courant frais d'une rivière. Alain l'avait suivie, fasciné par ce corps qui semblait s'être soudé à l'élément liquide plutôt que de le combattre. Elle n'avait même pas parue essoufflée par l'effort accompli. À peine s'était-elle retournée pour le regarder qu'elle était déjà repartie en direction du quai, sur la grève de St-Michel.

Il était resté suspendu à ce regard bref, à ce sourire furtif qu'elle lui avait jeté. Puis il avait regagné la rive, dans le but avoué de savoir qui elle était, de lui parler, de l'inviter à souper peut-être. Mais elle avait déjà disparu. Il avait scruté les groupes venus goûter l'air du large, le défilé dominical des badauds observant la sortie et l'entrée des bateaux à la marina. Il l'avait cherchée parmi les quelques visiteurs du cimetière. Il avait pris le chemin des chalets qui s'enfonce vers St-Vallier, espérant l'apercevoir dans une cour, dans l'entrebâillement d'une porte. Rien ! Aucune trace ! Alain était reparti déçu comme on peut l'être quand on espère quelque chose.

Quelques jours plus tard, il l'avait revue sur les pontons, alors qu'il préparait son bateau pour une sortie en solitaire. Elle semblait attendre son invitation, et le sud-ouest chaud soufflait un désir à peine voilé. Ils avaient largué les amarres ensemble et navigué vers les îles de Montmagny, passant tout près du quai de la Grosse-Île, admirant l'architecture des anciens bâtiments, la vieille chapelle surtout qui tranchait sur les autres. Au retour, une mer formée et un vent frisant les trente noeuds avaient fouetté l'Amaré. C'était des conditions idéales pour cet oiseau des mers, et Alain adorait naviguer ainsi, la gîte au maximum, voilure réduite, l'eau lavant le passavant et l'écume aspergeant les passagers.

Depuis cette première sortie, ils étaient vite devenus amants. Malgré une certaine distance qui subsistait entre eux, comme un respect, on pouvait les voir ensemble à chaque sortie de l'Amaré, les enfants montant à bord avec leur mère, et participant aux manoeuvres à la mesure de leurs capacités. 

On aurait dit d'ailleurs qu'ils étaient faits pour vivre sur l'eau. Ou peut-être en dessous. Alain en avait parfois des frissons dans le dos. Catherine plongeait au beau milieu du fleuve, et ses petits mousses la suivaient comme si de rien n'était, comme si cela avait été naturel. Pourtant le courant est fort dans le chenal en face de l'île d'Orléans ! Impossible de rester stationnaire, le déplacement se fait dans le sens de la marée. Combien de véliplanchistes vaincus par un matériel défectueux, ou par leur bravade parfois, pourraient en témoigner. Mais eux, on aurait dit de vrais poissons. Ils plongeaient, remontaient à la surface reprendre leur air, et retournaient sous les eaux grises du fleuve. Alain craignait toujours que l'un d'eux se fasse emporter par la force du courant. Et Catherine disait avoir accouché dans l'eau, et qu'il ny avait pas de danger pour eux.

Pour l'instant, Alain scrutait la noirceur du ciel. Dans la cabine, pas le moindre mouvement, pas le moindre son, à part le doux sifflement que l'on fait parfois en dormant, quand les rêves sont bons. Tout était calme malgré le mauvais temps à l'extérieur. Le fier bateau traçait son chemin dans une mer de plus en plus grosse, les vagues lessivant ardemment le pont en entier. Le cockpit se remplissait d'eau à l'occasion, la voile avant avait été enroulée à l'extrême, la grand-voile arrisée depuis longtemps déjà. Et l'étrave fendait la mer, surfant sa puissance dans un jeu de saute-moutons un peu précaire.

Selon le GPS, on était sur la bonne route. Alain avait étudié les cartes et aucun obstacle majeur ne se dressait sur leur chemin. Il suffisait donc au barreur de manoeuvrer intelligemment dans les vagues, ne pas les affronter de plein fouet, les monter et les redescendre par le travers, en s'assurant de ne pas enfourner. La hauteur des vagues lui rappelait une de ses traversées alors qu'il naviguait jusqu'à Saint-Malo. Une forte dépression les avait surpris en plein milieu de l'océan, et ils avaient dû mettre en panne, se laissant déporter par le vent, négociant les énormes vagues une à une, comme un jeu vidéo. Heureusement elles ne se croisaient pas, et il lui avait été relativement facile de passer à travers. Un peu comme ce soir d'ailleurs, alors qu'ils montaient vers le Nord dans le noir de la nuit. Des vagues qu'il pouvait prévoir, un rythme un peu syncopé mais habituel pour un vieux loup de mer. Il aimait le jazz, et il pensait au jeu d'Elvin Jones, de Charlie Parker, et il oubliait les craintes enfouies sous son paletot. Des mélodies et des solos fusaient hors de sa poitrine. Somme toute, il était si bien dans ces éléments ! On aurait pu dire qu'il y était né lui aussi.

Et puis le vent tomba. D'abord imperceptiblement, puis de façon de plus en plus évidente, il sifflait un nouvel air dans les haubans. Le bateau ralentit son allure, il fallut donner de la toile à l'avant et redonner de la grand-voile. La mer encore forte empoigna alors l'Amaré comme un désespéré une bouteille de rhum. Elle secoua tant et si bien que l'avant de l'esquif enfonça d'un seul coup sous une énorme vague réticente. Alain fut projeté dans le cockpit, s'assommant sur la roue d'acier. Un craquement traversa l'Amaré en entier et les drisses et les cordages claquèrent comme le fouet d'un dompteur de fauves. 

Plus tard, une mer presque étale semblait avoir oublié les raisons de sa fureur. La barre du jour peignait ses roses orangés sur la joue d'une aube timide. Une bise légère gonflait la grand-voile enfin hissée sur son mât. Le genois puisait toute l'énergie possible de ces douze noeuds, et l'Amaré fendait des eaux plus bleues. À la barre, Catherine rayonnait comme l'étoile polaire dans la nuit noire. Ses deux marmots autour d'elle, l'horizon devant eux, la voilure en équilibre sur le bateau, la mémoire chargée par le vent du large, elle respirait enfin. Des jours et des jours encore à naviguer, d'abord sur les eaux traîtres du golfe, et puis l'Atlantique, et puis les Îles ! Le sud, le soleil, la chaleur. La mer turquoise, le corail, les poissons multicolores. 

Alain dormait tranquille dans la cabine. Fourbu mais heureux, un oeil au beurre noir comme souvenir de cette nuit de tempête, mais surtout entouré d'amour. Amour d'une mère pour ses enfants, amour des enfants pour leur mère, amour d'un homme pour une femme, d'une femme pour un homme, et le chassé-croisé qui s'en suit. Amour de la mer aussi, du grand air et de la liberté. Il rêvait que des écailles recouvraient les jambes des enfants, comme des poissons. " C'est pas l'homme qui prend la mer, c'est la mer qui prend l'homme, moi la mer elle m'a pris au dépourvu, c'est tant pis… " entendait-il chanter.

Quant à Catherine, elle, elle voyait bien le changement chez ses enfants. Encore imperceptible pour les autres, mais réel. Surtout sur les jambes … Il est des choses que seul un père ou une mère peuvent percevoir. 

Elle le savait bien, elle. L'eau chaude du Sud leur serait plus propice.

© David Bellemare 2003