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L'enfant des écluses

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L'enfant des écluses
conte
par Patricia Vial, juillet 2003

Chaque cours d’eau, de chaque contrée recèle un mystère qui captive les étrangers. Visiteur trop curieux le mystère vous laissera quinaud. Touriste indifférent, il ne vous en révélera qu’une parcelle qui piquera votre curiosité. Voyageur respectueux il viendra à votre rencontre.

Voici l’étrange histoire d’Antoine, enfant des écluses, racontée par Yvanohë, dernier voilier contemporain qui l’ait surpris accroché à son mât.

Cela commence vers 1860 à Varangéville près du Canal de la Marne au Rhin, fraîchement navigable grâce à un nouveau réseau de 178 écluses.

Élevé par une tante folle qui avait failli le noyer tout bébé et un père indifférent qui n’avait rien remarqué, Antoine avait peur de l’eau. Mais, tout navigateur dans l’âme sait que la peur de l’eau n’est que l’écho du chant des sirènes.

Orphelin de mère et insomniaque, l’enfant fixait le ciel nocturne par la fenêtre jusqu’à graviter dans la voie lactée visqueuse comme le liquide amniotique tempéré. Dans la noirceur, les branches du grand chêne étaient les bras d’un grand mage qui guidait son voyage. Un matin au réveil, un étrange pluvier exilé y nourrissait son petit. Voyant le geste d’amour, Antoine se dit que ça se passait beaucoup mieux chez les oiseaux et se mit à rêver de voler. Les jours de grand vent il fermait les yeux et courait à perdre haleine déployant sa cape de petit écolier espérant décoller à jamais. Son corps chétif de mal aimé restait sur terre mais son âme de rêveur faisait de beaux voyages et n’atterrissait que lorsqu’on l’appelait pour souper. Le pluvier sur ses longues pattes souriait.

Les jours de pluie, fréquents en Lorraine, ne pouvant s’adonner à son jeu planant, l’enfant se réfugiait dans la bibliothèque paternelle. C’est là que, dans une encyclopédie il découvrit les machines volantes de Léonard De Vinci. Devinant la fébrilité de l’enfant, le pluvier en arracha la page de son bec mais, Antoine qui avait tout gravé dans sa mémoire, ne tarda pas à se fabriquer des ailes de bois en secret. Il consacrait tous ses après-midis à l’ouvrage et dès que son attirail fut terminé, il grimpa le Blanc une colline voisine. Pour éviter le pire et avec l’aide du pluvier, le mage nocturne brouilla du mieux qu’il put les pistes vers le sommet. Mais, rien ne pouvait empêcher Antoine de sauter dans le vide, le cœur gonflé d’espoir comme jamais.

La chute fut fatale pour l’appareil, mais donna des ailes à l’âme du rêveur qui demeura entre la vie et la mort escortée au pays des songes par le mage et le pluvier. Ce dernier étant un oiseau de plage et le mage un fantôme de pirate ils naviguaient dans l’eau delà où seuls les voiliers étaient bienvenus. Antoine y rencontrait la grande et la petite Hermine, l’Émérillon, la Pinta, la Niña et la Santa María et aborda Yvanohë premier. Il n’avait pas peur de l’eau delà et découvrait le bonheur de voguer dans un bateau ailé. Il y serait resté pour l’éternité mais, au vingt et unième jour il revint à lui, momifié dans le dispensaire, le pluvier à son chevet. Personne ne s’en est aperçu.

Par la fenêtre qui donnait sur le Canal il vit une sinistre péniche noire s’enfoncer dans l’écluse halée par de pauvres malheureux qui trimaient de tout leur poids et semblaient des fantômes dramatiques et crucifiés. (René Sager; Mémoires)

Jour après jour, semaine après semaine il n’y avait que les péniches noires et des haleurs parfois avec femmes et enfants qui s’époumonaient. De désespoir, son âme flétrissait. Jusqu’au jour où il vit passer un voilier. Bateau ailé de l’eau delà. La vue du voilier majestueux le poussa à quitter son petit corps d’enfant momifié. Son âme s’empara de la cape de petit écolier accrochée à la patère et s’envola jusqu’au mât.

Le mage nocturne était au timon et lui fit un sermon: Ton âme qui a souffert Antoine, restera dans les parages pour raconter l’histoire du halage. Pour qu’on se souvienne. Voilà ta mission.

Les écluses du Canal de la Marne au Rhin tu hanteras pendant un siècle. Ensuite ton âme aura sept ans de repos. Puis tu te réincarneras, le cycle recommencera, mais tu émigreras au Canada. Ton âme se souviendra, et Yvanohë te retrouvera.

L’enfant des écluses apparut trois fois entre 1860 et 1960 dans le Canal de la Marne au Rhin. À Saverne à l’écluse du centre ville il apparut à un plaisancier qui s’apprêtait à grimper vers le Château du Haut-Barr surnommé l’œil de l’Alsace. Chocolatier de son métier l’homme vit un petit écolier flottant vers lui grâce à sa cape et plus tard il s’en inspira pour décorer de délicieux biscuits. Dès lors, chaque fois qu’il en offrait à ses petits enfants au goûter il leur racontait l’effroyable histoire des «Haleurs du Canal». L’aînée de ses petites filles et devenue chef syndicale.

Une de ses apparitions les plus fructueuses a eu lieu à Gondrexange.

…le canal débouche sur un immense étang (660 ha), lieu où prospèrent sandres, brochets, carpes, goujons... pas même troublés par les va-et-vient des voiliers, planches à voile, pédalos et baigneurs. ... C'est aussi le pays de la mirabelle, fruit d'or de la Lorraine que l'on savoure dans tous ses états : en confiture, à croquer frais ou en tarte. Sans oublier l'eau-de-vie dont les excès peuvent entraîner de sévères coups de gîte. Pascal Leygoute

Ce marin qui surprit Antoine accroché à son mât attribua sa vision à la Mirabelle et s’empressa de mouiller pour cuver la liqueur. Il fit une longue sieste envahie de rêves. Journaliste de métier, au retour de vacances il se lança dans une recherche intensive sur l’histoire du halage et écrit plusieurs articles.

Il racontera que le halage humain sera le plus utilisé jusque vers les années 1920. Il est plus économique que la traction animale qui nécessite au moins deux hommes, l'un à la barre, l'autre conduisant les chevaux qu'il faut acheter ou louer, nourrir et entretenir en les logeant à bord. L'homme à l'avant du bateau sur le plat bord dirige la péniche et participe à l'aide de sa perche à la propulsion. Fréquemment la femme et les enfants du marinier effectuent cette lourde tâche, parfois jusqu'à 12 h par jour à une vitesse de l'ordre de 2 km à l'heure. Le travail de halage s'appelle «faire la bricole». On tire à l'aide de cordes les «fintreilles» ou sangles de poitrine, en chanvre ou en cuir» et une sorte de harnais qui donne aux «haleurs» une position et des gestes particulier.

Ému par ses récits un artiste créa la sculpture du pont Brant/Kennedy à Strasbourg qui en donnera une image saisissante, et sur laquelle se perche parfois un mystérieux pluvier.

Yvanohë, petit fils d’Yvanohë est au Québec, à la Marina de Melocheville, il a un sourire de mission accomplie.

© Patricia Vial 2003