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Sirène

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Sirène
par Édith Madore, septembre 2004

Quand le bleu du ciel se couvre et que j'entends une voix qui veut une réponse, je me tais. Je n'aime pas répondre aux questions. On me pose des question pour que je réponde comme une première de classe: il faut que je donne la BONNE réponse: ce que je pense de l'amour, du travail… L'autre répond à ma place. Parle longuement. Puis attend que je réponde. Mutisme. Pourquoi est-ce que je ne dis jamais rien? S'il n'y a pas d'antenne à l'autre bout, à quoi bon. Les ondes sont brouillées. Les gens attendent pourtant. Ils s'impatientent. Leur scénario appris par cœur, ils n'admettent pas que je puisse répondre à côté de leur pont jeté sur l'eau trouble. Un trou d'eau. Comme la Seine. Il a beau y avoir les magnifiques statues dorées d'Alexandre à chaque bout - le pont est vraiment très beau, tout chromé -, moi, j'aime beaucoup nager. J'aime nager à contre-courant, près du pont, curieuse de le voir d'une autre perspective. Je veux aller d'une rive à l'autre sans être obligée de l'emprunter. Je veux nager! Je sens l'eau couler sur moi, m'imbiber partout, et je regarde les gens traverser le pont à pied sec. Une sécheresse qui me désole. Je veux me mouiller toujours. Je veux éprouver tout ce qu'il y a à éprouver, pas seulement ce que les gens croient qu'il est juste d'éprouver. Il n'y a rien de juste.

Je suis penchée au-dessus d'un gouffre. J'ai peur de tomber. Il faut sauter! Quand je suis au fond du gouffre, il n'y a plus rien à craindre. Il fait quand même noir et humide. Ce n'est pas l'endroit idéal. Existe-t-il des endroits idéaux? Je suis seule dans ce gouffre noir, humide et profond. Les silhouettes restées en haut se demandent ce que j'y fabrique. Elles disent que j'ai "des problèmes". Mais une fois au fond du problème, ou des problèmes, ça ne semble plus aussi problématique.

Les gens se penchent au bord du gouffre. Ils ont le vertige. Une peur intense de tomber. Ils ne veulent surtout pas me rejoindre! Ils crient, mais c'est peine perdue. Ils restent alors bien au sec, puis ils traversent le pont à pied... sec. Ils tournent en rond de l'autre côté de la rive, puis se décident à revenir. Et ils recommencent. C'est ça, le sens d'une vie.

Au fond de mon gouffre, j'attends. Je ne suis plus pressée. Je n'ai plus à traverser sans fin ce maudit pont! D'ailleurs, comme je n'aimais pas le traverser et que j'y allais souvent à la nage, j'étais déjà hors de leur chemin. Enfin, pas tout à fait. Je finissais tout de même par traverser de l'autre côté de la rive, comme eux, même si c'était à ma façon. C'est encore plus inconfortable de respecter les conventions des rives et pas celle du pont! J'étais coupée en deux dans le monde. Ils me regardaient nager, penchés sur le parapet, tout étonnés et me lançant des pierres.

Donc, fini le pont. Je ne nage plus dans cette rivière, mais je suis toute suintante d'humidité. Que vais-je faire? Au début, j'ai essayé de penser. Rien n'a fonctionné. C'était encore pire qu'avant! Je pensais aux BONNES réponses. Elles revenaient sans cesse, tournant en rond dans ma tête comme des âmes en peine. J'ai laissé tomber. Puis, j'ai ressenti. Ce n'était pas raisonnable! J'ai lutté contre ce courant du corps, en opposition avec les pensées habituelles. Lorsque j'ai cessé de résister, tout est arrivé. Le déraisonnable s'est mis à déferler sur moi comme un torrent. Une belle mouille… Je n'ai plus réfléchi, plus pensé. Rien que faire ce que le déraisonnablement bon me conseillait de faire. Depuis, je nage dans les problèmes, mais ils n'en sont plus! Comment expliquer ça? Ma perspective a changé. Je ne suis plus sur le pont, ni dans l'eau; je suis au fond du trou. Le monde est haut vu de là. Il est grand, il est immense. Il n'est plus petit et ratatiné. Il n'est plus plat. Et, c'est certain, rien ne peut plus m'arriver que de bien, comme penseraient les gens d'en haut. Mes yeux s'habituent lentement à cette nouvelle vision. Je ne sais pas encore ce qu'elle donne. Je palpe les nouveaux murs. Je me sens devenir pieuvre, avec des palpes comme je n'en ai jamais eu. Il me pousse des bras qui veulent chercher, prendre ce qu'il y a à prendre. Des bras immenses et puissants malgré ma petitesse et mon énergie physique apparemment faible.

Je suis toujours dans le trou. Il y a un peu de lumière. L'humidité se transforme graduellement en chaleur. Je ne crois pas que je vais habiter toujours là. Les parois gluantes se laissent un peu mieux escalader. Je les caresse, ce sont mes écailles de poissons. Comme si j'allais retourner à l'eau! Les poissons vivent en moi. C'est dire que l'eau se rapproche. J'ai peur de revoir le pont. Je serai alors très tentée de le franchir, pour m'en sortir. Il faut que je passe à côté. Que je chevauche un poisson qui m'emmènera loin de ces rives destinées à un éternel aller-retour. Je ne sais pas si je peux créer des poissons…

Ils sont venus se pencher à nouveau au bord du gouffre que j'habite. Ils m'ont demandé de revenir à la surface. Ils ont déroulé des cordes jusqu'à moi. Je leur ai dit que je ne voulais plus aller au pont. Ils ont alors lâché toutes les cordes et elles sont tombées à côté de moi, dans un écho retentissant. Ils passent encore parfois au-dessus de mon gouffre. Ils regardent à l'intérieur. Ils chuchotent entre eux, hochant la tête avec résignation. Ils attendent que je sorte de ce gouffre, mais pas pour m'attendre. Ils ne m'attendent plus. Si je pouvais devenir transparente, je crois qu'ils en seraient soulagés.

Réminiscences. Ma situation me fait penser, d'une façon très claire, à La femme des dunes. Un film sur le sable. Une femme qui vivait dans un gouffre pour travailler, et à qui on envoyait des "maris" pour qu'elle soit plus productive et pour qu'elle obtienne de l'aide. Elle aimait beaucoup les hommes. Les gens se penchaient au fond du gouffre, visage voilé, et ils se moquaient d'elle. Elle, si différente d'eux, mais qui les faisaient vivre à la surface grâce à son travail souterrain.

Quand je sortirai d'ici, ils ne feront plus partie du tout de mon univers. Je serai libre. Comment? Pourquoi? Je l'ignore. Mais je serai libre, ça je le sais.

Aujourd'hui, j'ai du mal à me mettre debout. J'ai remarqué une petite écaille de poisson imprimée sur ma cheville. Elle me fait comme un tatouage, c'est joli.

Mes jambes sont devenues rugueuses et brillantes. Elles me font mal. Que m'arrive-t-il? J'aime l'eau et les poissons. Suis-je en train d'en devenir un? J'aurais aimé être une pieuvre. Plus obligée d'aborder à l'une ou l'autre des rives, qu'à me couler au fond de l'eau et à nager comme j'aime tant le faire, à me propulser plus loin. Et puis huit bras pour serrer, serrer des amours…

Il me pousse des écailles sur les jambes. D'ailleurs, mes jambes sont en train d'en devenir une seule.

Je crois que je deviens sirène. J'ai une belle queue de poisson, aux écailles toutes brillantes. Je me meurs d'aller à l'eau. Le haut de mon corps n'a pas changé, sauf qu'il ne veut plus se couvrir; les vêtements glissent automatiquement de ma peau nacrée, douce et huilée. Ondulant comme des algues, mes cheveux sont très longs. Ils couvrent la naissance de ma queue.

Les gens se penchent rarement au-dessus de mon gouffre. Ceux qui le font repartent courant et criant. Je ne fais plus partie de leur monde. Mais un poisson viendra me tirer de ce trou bientôt. Je le chevaucherai, en amazone, dans les hautes vagues pleines d'écume, et nous nagerons dans les grands océans.

 

© Édith Madore 2002