Le
dernier voyage du capitaine Némo
par
Louis Charbonneau, février 2003
Septembre 1975, lac Saint-Louis, samedi 11.30.
Endimanchés, l'air triste, nous marchons sur le quai du Royal St-Lawrence Y.C.
vers les 3 bateaux: le Capitaine Némo, La Déferlante et le Beaver; ils sont prêts pour un petit voyage bien spécial. Personne ne parle: une dame d'un
certain âge, quelques têtes blanches, de jeunes adultes, des enfants, quelques
adolescents, des fleurs et notre peine. Nous nous répartissons sur les trois bateaux.
Les moteurs ronronnent, je suis à la barre du Capitaine Némo. Parmi les proches
embarqués, il y a mon frère; il a laissé son fils aîné prendre charge de son
bateau; le beau frère anglais (il en faut un par famille) sur son cruiser. Les trois bateaux se suivent, destination la bouée verte, AC 51, à la profondeur 29
pieds, et c'est là que ça se passera; le dernier voyage du capitaine sur sa goélette: 40 pieds à sabler, à astiquer et à repeindre à chaque année, des
voyages sur le fleuve, vers le lac Champlain, Â
Je le revois, ce " Grand Mât " m'expliquant les rudiments de la voile, jouant
admirablement bien son rôle de père et de capitaine. Le profondimètre cherche le 29 pieds de la carte, on tourne, revient; La
Déferlante, le Beaver suivent religieusement, on n'arrive pas à trouver, des visages s'assombrissent,
Â
pourtant, mon frère a tout prévu.
Ãa y est, le maudit moteur fait encore des siennes, il s'étouffe (combien
d'histoires de pannes vécues me remontent à l'esprit), le courant nous dévie de
notre courseÂ
"Mouille!" Mon frère s'exécute, l'ancre croche, le bateau fait tête et
s'immobilise, on est au 29 pieds!!! Les deux autres viennent à l'épauleÂ
tout le
monde embarque sur le Capitaine NémoÂ
on se prépare, paroles d'usage, Â
La bôme de la misaine, sortie du côté bâbord, tient une petite poulie à son
extrémité; un bout' ramené au bateau; au bout de la bôme, juste au dessus de
l'eau, un beau petit coffre de bois précieux sculpté à l'intérieur duquel se
trouvent les cendres du capitaine; il sera immergé ici, à cet endroit, choisi par mon frère, dans cette jolie boite qu'il a faite de ses propres mains et dans
laquelle il a pris soin de couler du plomb pour qu'elle puisse déposer son précieux contenu dans son ultime demeure, au fond du lac.
Quelque prières, beaucoup de larmes, chacun lance sa petite rose, la corde est coupée, le petit coffre tombe à l'eauÂ
Maintenant tout se précipite: le coffre ne cale pas! C'est la confusion totale,
tout le monde s'énerve (je me dis que c'est sa façon de nous faire un dernier pied de nez), ma sÂur aînée veut se jeter à l'eau pour aller chercher la boite,
un vrai film italienÂ
Enfin récupérée!Â
Mais quoi faire avec cette boite? Elle ne veut pas aller au
fond, l'ultime raison de tout ce déplacementÂ
S'il y en a pour tout prévoir ou
presque, il y en a d'autres pour penser vite: Je descends à fond de cale, prends
un poids de châssis servant de lest, vais chercher un bout de broche et ficelle
le tout avec soin. Enfin, la petite boite disparaît vers le fond.
Mon père, Henri, maître après Dieu à bord du Capitaine Némo, repose au fond du
Saint-Laurent dans une petite boite et y restera grâce à de la broche. C'est alors que je comprends ce qu'il voulait dire quand il affirmait qu'on
pouvait aller très loin avec un petit bout de broche.