Traversée du Gulf Stream en avril 2002
par Gervaise Boucher, avril 2006
"La
mer ne tolère pas quon la défie. Il faut lécouter, la laisser nous
enseigner, sy soumettre. Souviens-toi."
Il y a dix ans de cela, en voiture, direction Lac Champlain, je
contemplais le fleuve St Laurent, et je communiquais à Philippe, notre
instructeur de voile, combien un plan deau me parlait différemment, me
révélait toutes sortes dhumeurs que je naurais pas soupçonnées avant
cette initiation à la voile. Lui, un Français formé par la mer, nous
accompagnerait Jean et moi, dans une dernière de ces sorties pratiques sur
le lac. Nous partions de zéro, il y a si peu de temps, et il y avait
encore tant à apprendre. Nous apprîmes beaucoup de techniques, et quant à
moi, plus encore sur la relation en situation de peur. Mais je ne savais
pas encore quun jour la voile nous offrirait grâce à la mer, lexercice
de subordonner notre relation à elle, nous montrerait à être plus
ensemble, Jean et moi.
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Lun des exercices involontaires du gigantesque courant de 40 billions
deau à la seconde fut sur la communication, lieu très souvent chargé
démotions pour moi, si,
si,
sur leau.
Nous avions quitté "West End" la pointe nord de Grand Abaco aux
Bahamas, à 4 heures du matin. Une douceur dange, toute vaporeuse
accompagnait le départ, et entre nous, il faisait doux aussi. Chacun avait
compris que ni lun ni lautre navait vraiment fermé lil de la nuit,
nous appréhendions lévénement majeur de laventure: traverser le Gulf
Stream, seuls, tous les deux pour la première fois. Je cherchais dans mes
recettes un moyen dapaiser mon mental presque fou. Après avoir souhaité
la mer dhuile qui ne sannonçait pas, jen étais à conjurer la vie de ne
me donner que ce que je suis capable de prendre.
Le mauvais temps ne se fit point attendre, jétais projetée dans une
immensité dimpuissance avec des tentatives de brassées courtes et peu
efficaces de confiance et dabandon. Javoue avoir médité ce matin-là sur
léventualité de la fin de nos petites personnes. Incontournable, je le
voyais bien, et lheure pourrait se placer ici, dans cet espace.
Les éclairs craquaient lhorizon, à lest toujours obscur; linévitable
savançait vers nous, rafales de pluie et de vents.
"Tu vas laisser aller la grande voile!" me dit Jean. Tenir la mer,
composer avec la gîte, ça allait; faire des manuvres, cétait solliciter
les neurones de mon cerveau, me sortir de mes raidissements de peur. Mon
corps agenouillé sur la banquette du cockpit, rivé en avant à scruter
lhorizon ou le GPS, nobéissait plus. Jai dû traduire: "Affaler la
grande voile", je ne comprenais plus, il marrive si souvent de ne pas
comprendre la logique des décisions de mon capitaine. Cétait de donner du
lest, de rendre la voile moins résistante au vent qui était demandé. Il
répète, je comprends:
"Débloque la drisse" "Quelle corde?"
Quelques secondes, "Tire!"
"Tiens-la de la main gauche".
La main gauche! Oui, la main gauche
, je regarde mes mains, javais
devancé en assumant le geste à faire.
Il crie. Ma main droite est sur le taquet, je ne comprends plus rien.
Il répète plus fort.
Comme une enfant troublée, éperdue, je répète mot à mot, en joignant
mes yeux à mes gestes, sans comprendre.
Je tiens lécoute, refais un troisième tour, débloque le taquet, laisse
aller lécoute au taquet. Cétait ce quil fallait faire, je ne reconnais
que vers la fin une manuvre que je fais pour la centième fois.
"Jaimerais que tu te rappelles que quand tu cries, je ne comprends
plus rien".
"Cest pas le temps, je ne veux pas dealer avec tes réactions, fais ce
quil faut."
"Je veux faire ce quil faut".
Après un moment
: "Chéri, je tiens à te dire quand même que quand tu
élèves la voix, ça me paralyse, tout se mêle dans ma tête, cest comme ça,
jarrive plus à mettre en ordre, mes gestes."
Nous nous sommes tus pour un long moment. Je réfléchissais sur mon
père, mon rapport avec lautorité, la peur que je ne me savais pas à ce
point.
--
"Dis-moi où tu veux aller et je vais le faire, je contrôle bien le
bateau".
La mer sétait enhardie. Nous avions à traverser, à nous rendre en
Floride, plusieurs heures à aligner lentrée de Lake Worth. Aux Bahamas,
nous y avions été conduits par un habitué, un ami, nous revenions seuls
tous les deux, cétait notre vraie première en pleine mer.
Les vagues, je me demande bien de quelle hauteur elles sont; difficile
à estimer à partir du creux quon laisse derrière nous tout en ascension
sur la prochaine montagne. Elles paraissent si dominantes, si maîtresses
de nous, si fantasques; jose demander à mon capitaine destimer la
hauteur des vagues, un peu pour nous mettre en rapport, pour me
rapprocher, pour apprivoiser ce mauvais temps non attendu, enfin pour
exorciser mon appréhension du pire, il me répondit: "Sept pieds peut-être"
lui qui exagère tout le temps, je sens bien que cette fois, il prend soin
de moi.
Les heures sétirent, la tempête quon espérait passagère perdure. À un
certain point, quand cest trop long, on na plus à dire. La conversation
se réduit, remplacée par le silence et lenglobant de ces masses deau,
qui roulent inlassables, jamais pareilles. Jean barre, je le sens faire
que le bateau épouse la mer, il est à elle, à son écoute. Il travaille
pourtant. La mer, cest sa volonté à elle ici qui nous coordonne. Mes
tentatives de prières sans mot me ramènent aussi à labandon. Apprendre à
ne pas résister. Être à la merci! Je suis à la carte, i.e. au GPS,
arc-boutée sous le dodger, espèce de paravent-parapluie qui remplit
particulièrement sa fonction (de grosses vagues submergent
occasionnellement tout le cockpit), ce qui me laisse à la lecture
religieuse de mon instrument.
Il ne reste quun monologue entre le barreur et moi, très simple: à
tribord
, à tribord
, à tribord accompagné, des fois, du geste de la main
indiquant la droite
, "un tout petit peu à droite
encore un peu à droite,
si tu peux", 30, 50 fois, le Gulf Stream nous faisait dériver. Jappris,
pas les premiers coups, mais ensuite, à ne pas hausser la voix, juste
répéter doucement comme loiseau qui répète ses six sept notes dans le but
quon lentende, sans impatience.
Les jours précédents, entre les îles des Abacos, jexaspérais quand on
ne mentendait pas, jaurais même assumé que le capitaine faisait la part
des choses à la suite de mes lectures et ne voulait pas corriger à mon
goût. La circonstance nouvelle pour nous, un peu au-delà de nous, sans
rien dire, forçait le relâchement, labandon de nos résistances de couple:
la mienne, de croire à de la mauvaise volonté, la sienne, de se fier à lui
seulement. "Dis-moi où tu veux aller et je ty amène." Le meilleur de nos
connaissances était en cours, et lun le savait de lautre. Cela faisait
le poids en réconfort dâme à tout le reste pour moi, si tendue, si peu en
confiance.
Le courant nous déportait de quelques nuds et le vent sud-ouest
conjuguait son allant au courant. Nous conjuguions ensemble, vraiment
ensemble la création de la route, Jean, à la barre et à lajustement des
voiles, moi au meilleur angle à estimer. Et cétait bon toute crispée et
dégoulinante que jétais de nous sentir deux, dans cette entreprise
différemment significative des autres: notre vie en dépendait, du moins je
le supposais
La bouée dentrée rouge fut longue à venir, difficile à approcher, les
vents contraires ne se calmaient pas, même une fois sortis du courant.
Jusquau dernier moment, latteinte de la bouée signifiait la réussite de
notre mise. Nous lavions repérée, nos calculs savéraient justes, nous la
prîmes un peu surpris de la précision, à quelques pieds à tribord. Nous
nous sentions arrivés, cest un peu comme si elle sautillait de plaisir
pour nous. Quel contentement! Jean mavait fait confiance et javais cru à
sa capacité. Nous avions voulu plus que tout ce point ensemble, ce point,
ce point de la carte; Lake Worth Outer Mark était devenu notre vision
commune pendant douze heures.
Le lendemain, nous nous apercevons que le bateau ancré à côté de nous,
nous le connaissons. Cest "La France Inn", Francine et Jean-Rock qui
récupéraient de leur périlleuse épopée, des vacanciers rencontrés
antérieurement qui avaient vécu un très dur passage, eux, pire que nous,
un de leurs moteurs avait calé, et ils étaient à moteur seulement. Nous
nous sentions plein de sympathie pour leur traversée. Après avoir eu plein
déchanges émotifs sur lévénement et exprimé notre bonheur de les
retrouver, on nous fit visiter. Cest la première fois que je me
retrouvais à bord dun bateau quà priori javais jugé comme ne nous
convenant pas. Les bateaux à moteur souffrent dun certain discrédit
auprès des voiliers pour des raisons que jignore. Pourtant lespace
arrière à quelques pieds au-dessus de leau est tellement convivial, trois
chaises de jardin offrent quatre généreuses places au soleil apaisant de
la fin de journée, une boite de fines herbes florissantes mintrigue:
comment a-t-elle pu traverser sans aucun dommage apparent? La passerelle
de commandement si spacieuse avec ces deux banquettes-lits, et surtout
cette vue panoramique du Lake Worth offrant dun côté, les aménagements
paysagers des plus belles résidences floridiennes que jai vues.
Une fois de retour chez nous, dans notre bateau, assis dehors à
allonger cet indescriptible moment de fin du jour sur leau, secoués
indirectement par lexpérience de nos voisins et la réminiscence toute
viscérale de notre fragilité, tout amenait à la réflexion:
-Jean: Ce que nous devrions peut-être déterminer, cest le style de vie
qui nous rencontre, en dautres mots, ce que nous voulons, ce qui compte,
et puis sajuster à cela, trouver les moyens de porter notre rêve, le bon
bateau, un bateau différent sil y a lieu, peut-être pas de bateau du
tout.
Davoir visité un autre bateau, si différent du nôtre nous
questionnait.
-Jean: Moi, je suis heureux juste dêtre là au milieu de ce que je
trouve la plus belle baie du monde, (peu importe la baie, jai remarqué) à
décanter, à avoir le temps.
Il était heureux de je ne sais quoi; je suis touchée quand il est là et
quil trouve la vie extraordinaire, je le sens généreux à ces moments,
particulièrement. Capable dentendre.
-Moi: Moi aussi je suis rencontrée. Des jours semblables et jamais
pareils que nous pouvons voir passer..., le soleil , leau à nos pieds;
une vie plus compacte, plus intime, tout autour. Être ensemble...
Sarrêter et tenter de prendre la photo de ce qui goûte bon.
Moi, pour qui la raison dêtre ici est davantage ma relation que la mer
ou les bateaux, je sens que nous touchons ce qui fait que nous sommes bien
ensemble. Et je nous sens aussi disponibles à toutes les formes. Ne pas
avoir à dire oui au bateau, à ce qui me fait vivre de linquiétude, de
pouvoir dire non aux propositions de Jean, au style de vie qui lattire...
Japprécie la pleine liberté que jai eue de participer à cette aventure.
Cest sans doute ce qui fait que je suis là, et ce qui my ramènera.
-Jean: Et nos valeurs ne sont pas si différentes au fond.
Tous les deux nous voulons nous déposer maintenant, de laventure.